Discours de la Commissaire Gabriel à l’occasion de l’ouverture du Forum du Film Européen, Berlinale 2018
Chers Membres du Parlement européen, Mesdames, Messieurs,
Je me réjouis de pouvoir m’adresser à vous dans le contexte bouillonnant et fécond de la Berlinale.
En participant à cette 68ème édition du Festival International de Berlin, je ne peux m’empêcher de souligner l’immense contribution de la Berlinale au cinéma européen et mondial.
Rappelons-nous que cette aventure a débuté avec Rebecca, qui fit l’ouverture de la première édition en 1951, – avec beaucoup de flair, puisque c’est le seul film d’Alfred Hitchcock qui a obtenu un Oscar. Depuis lors, la Berlinale est devenue le festival le plus populaire avec près d’un demi-million d’admissions et son Goldener Bär est devenu une icône du cinéma, récompensant les plus grand réalisateurs : Bergman, Cassavetes, Clouzot, Altman, Costa Gravas, Miyazaki et bien d’autres.
Je ne peux également m’empêcher de penser au contexte historique du lancement de la Berlinale, dont la vocation était d’être une “vitrine du monde libre”, en pleine guerre froide.
Plus que tout autre, ce festival a été au cœur des débats politiques et un révélateur des tensions qui ont traversé nos sociétés durant ces 60 dernières années, que ce soit la guerre froide et son stigmate du mur de Berlin, le Maccartisme, la guerre du Vietnam, Mai 68 ou plus récemment la question migratoire, la solitude, ou simplement le besoin d’amour dans nos sociétés souvent individualistes.
Cette correspondance entre le cinéma et la réalité n’a jamais été dépeinte avec autant de brio que par Wim Wenders dans son chef-d’œuvre Der Himmel über Berlin.
Je me plais en effet à voir dans l’image de ces anges, immortels et invisibles, qui peuplent Berlin comme des témoins privilégiés de la vie de ses habitants, une allégorie poétique du dialogue continuel que le cinéma entretient avec la réalité : à la fois regard perçant et bienveillant, mais aussi volonté de s’impliquer et de peser dans la « vraie vie ». Le cinéma, c’est l’ange qui choisit de renoncer à son existence protégée, immortelle, en noir et blanc, et se confronte aux joies et aux souffrances de la condition humaine. Il saigne, trésaille, voit en couleurs, goûte, boit, touche, expérimentant, par là-même, les émotions humaines.
Ce dialogue nous transforme tous, hommes et femmes, adultes et enfants, hommes politiques, ouvriers, agriculteurs, codeurs ou chômeurs. Qu’ils s’approprient la fiction ou le réel, les films nous touchent en plein cœur par le ballet des émotions qu’ils mettent en scène, que ce soient la passion, la détresse, la peur ou encore le bonheur.
En révélant nos maladies de sociétés, nos peurs, mais aussi nos joies, nos succès, nos espérances et en montrant ce qu’il y a d’universel en chacun de nos destins, les films nous aident aussi à mieux vivre ensemble, à construire une communauté fondée sur des valeurs et un héritage communs.
L’importance du cinéma pour l’Europe d’aujourd’hui
Ce ciment est vital pour nos sociétés européennes aujourd’hui plus que jamais, alors que nous traversons une révolution technologique qui bouleverse tout.
C’est l’une des raisons pour lesquelles, en tant que Commissaire responsable de l’Economie et de la Société numériques, j’accorde une dimension singulière, et chère à mon cœur, à la politique européenne dans le domaine des médias et au soutien au secteur audiovisuel et à ses créations.
Ma conviction est simple : nous ne pourrons surmonter les défis politiques et sociétaux auxquels nous sommes confrontés en Europe sans une production cinématographique riche, libre et diverse.
Et pour le faire, nous pouvons construire sur des bases solides.
D’abord l’Europe a le vent en poupe. Comme le mentionnait le Président Juncker en septembre dernier, la croissance économique repart et la confiance est de retour, après plusieurs années de crise. Ce revirement concerne aussi l’industrie audiovisuelle. Durant ces années tumultueuses, les secteurs culturels et créatifs ont en effet montré une résilience forte et une capacité à créer des emplois et de la valeur.
Ensuite, nous pouvons compter sur une prise de conscience chez nos dirigeants, quant à la nécessité de renforcer la production culturelle européenne par des politiques ambitieuses, qu’elles soient budgétaires ou réglementaires.
Lors du sommet de Göteborg en Novembre 2017, les chefs d’Etat et de gouvernement européens ont ainsi tous souligné l’importance d’exploiter le plein potentiel de la culture comme un levier de création d’emploi, de croissance économique, et de justice sociale, mais aussi comme un moyen de vivre et d’expérimenter notre identité européenne dans toute sa diversité.
Cette prise de conscience est fondamentale, car elle inscrit la problématique culturelle non seulement dans le champ économique mais aussi dans celui, plus large, de la résilience de nos sociétés et de nos valeurs.
Elle porte aussi l’exigence d’action. De nombreuses actions concrètes ont été lancées par la Commission européenne et je souhaite m’arrêter sur trois chantiers qui sont au cœur mes priorités :
- L’avenir des financements du programme MEDIA ;
- La stratégie #Digital4Culture dont l’objectif est de faire de la révolution numérique un atout pour le secteur audiovisuel ;
- La modernisation de l’environnement règlementaire pour favoriser la création dans un marché unique numérique
MEDIA: un programme pour plus de compétitivité et de diversité
La double fonction, culturelle et économique, de l’industrie audiovisuelle, ainsi que son importance pour notre identité et nos valeurs communes, se reflètent parfaitement dans le programme MEDIA.
MEDIA a pour rôle de renforcer la compétitivité du secteur audiovisuel européen, tout en contribuant à la diversité culturelle. Ce double objectif sert l’ouverture de nos sociétés et nourrit le combat contre l’intolérance, les iniquités et le racisme.
Le succès de MEDIA a été constant depuis sa création. Au cours des 26 dernières années, le programme Media a investi 2,4 milliards dans le secteur audiovisuel européen. Chaque année, MEDIA soutient environ 2 000 projets européens dont des films, des séries télévisées, des jeux vidéo, des programmes de formation, des cinémas et bien plus encore.
Lors de cette Berlinale, il a financé 18 films dont six sont en compétition pour les Ours d’Or et d’Argent, comme 3 Days in Quiberon, par la réalisatrice allemande Emily Atef, ou Figlia mia, le film de la cinéaste italienne Laura Bispuri.
Comme vous le savez, nous conduisons de front deux chantiers : une évaluation du programme actuel et la préparation du futur programme pour l’après-2020, dans le cadre des perspectives financières pluriannuelles de l’Union.
J’envisage le futur de MEDIA comme une évolution du programme actuel, en gardant le cap de la diversité culturelle et de la compétitivité.
Je tiens à répéter combien il m’importe que cet exercice soit ouvert aux suggestions du plus grand nombre, tant des professionnels du secteur que vous êtes, que des citoyens soucieux d’y participer.
La Commission européenne a ainsi lancé une série de consultations publiques, invitant les participants à faire part de leurs points de vue quant à l’avenir des programmes européens. J’attire en particulier votre attention sur la “Consultation publique sur les Fonds de l’UE dans le domaine des valeurs et de la mobilité” qui est ouverte jusqu’au 8 mars 2018.
Je vous invite vivement à y prendre part car vos commentaires et suggestions seront précieux pour s’assurer que les moyens mis à disposition dans le futur soient à la hauteur des défis du secteur audiovisuel.
De l’initiative #Digital4Culture
Mon deuxième axe concerne la stratégie, l’initiative #Digital4Culture. L’essence même de cette initiative que je porte personnellement est d’associer Culture et Numérique, de telle sorte que le potentiel numérique vienne renforcer l’effet positif de la culture sur l’économie et la société. Cette stratégie est une occasion unique de prouver que le numérique n’est pas un vecteur de pessimisme ou de méfiance, mais qu’il est une source d’unité, d’optimisme et de prospérité.
Cette stratégie s’articule autour de six principaux piliers :
1) Le premier pilier consiste à “garantir un accès élargi et plus démocratique à la culture” via des actions destinées à accroître l’audience des contenus européens.
Un élément central de ce pilier consiste à lancer un répertoire de films européens en ligne, associé à un moteur de recherche. Mon objectif est de lancer un prototype avant la fin de l’année 2018, qui est l’Année européenne du patrimoine culturel. Pour ce faire, je vais organiser une série de rencontres avec les parties prenantes du secteur pour rassembler le plus grand nombre d’acteurs et mobiliser le plus d’énergie possible. La première table ronde est organisée aujourd’hui même à Berlin.
Dans un premier temps, un tel outil permettrait aux professionnels d’identifier les pays dans lesquels les films sont exploités et accessibles, ouvrant par là-même, une réflexion sur les possibilités d’accès en ligne, tant dans les Etats où les films sont exploités et disponibles, que dans les Etats où ils ne seraient pas exploités.
Dans un second temps, ce répertoire pourrait être ouvert au public, dans le but de faciliter l’accès aux œuvres cinématographiques européennes en ligne, depuis n’importe quel territoire.
2) Le but du deuxième pilier est de “Promouvoir, commercialiser et valoriser le patrimoine culturel”. Cela pourrait prendre la forme, dans le secteur audiovisuel, d’une semaine européenne du film, qui mettrait à l’honneur des films issus du patrimoine européen, qui seraient mis à disposition, dans les écoles dans toute l’Europe.
3) Le troisième pilier est dédié aux “production et distribution numériques à l’ère de la convergence”. Il s’agit d’expérimenter de nouveaux types de narration en réalité virtuelle, l’utilisation de données massives ou bien de lancer des projets favorisant l’émergence de modèles innovants de distribution de contenus.
4) Le quatrième pilier, “Valorisation des talents et des compétences” pourrait prévoir de nouveaux programmes de mentorat associant des professionnels jeunes et expérimentés. De telles expérimentations seront mises en place dès 2019.
5) Le cinquième pilier, “Accès au financement”, vise à créer un instrument financier, réunissant des financements publics et privés. Un tel outil aurait pour but d’aider les sociétés audiovisuelles européennes dans le développement de projets à grande échelle. Il s’appuierait, naturellement, sur les succès du mécanisme européen de Garantie Financière dédiée aux secteurs culturels et créatifs.
6) Enfin, le sixième pilier concerne la Coopération internationale et l’influence de l’Union en renforçant les synergies avec les politiques de coopération et de développement dans le domaine de l’audiovisuel.
Un environnement règlementaire propice à la création dans un marché unique numérique
Pour favoriser la création audio-visuelle dans le cadre d’un marché unique numérique européen, la Commission a également actionné le levier législatif avec plusieurs propositions ambitieuses.
Il s’agit d’abord de la réforme du droit d’auteur et de sa modernisation au regard des innovations technologiques actuelles.
Comme l’a résumé le Président Juncker en 2016: “Je veux que les journalistes, les éditeurs et les auteurs soient payés équitablement pour leur travail, que ce soit dans des studios ou des salons, qu’ils soient diffusés hors ligne ou en ligne, qu’ils soient publiés ou commercialement sur le web”.
Par cette proposition, nous souhaitons notamment renforcer la position des titulaires de droits dans leurs négociations avec les plateformes en ligne et leur permettre ainsi d’être mieux rémunérés pour l’utilisation de leurs contenus créatifs qui profitent largement à ces plateformes.
La proposition de la Commission prévoit que les services en ligne donnant accès à une quantité très importante de contenus protégés prennent des mesures, notamment d’identification proactives de contenu, qui permettront aux détenteurs de droits de décider si et à quelles conditions leur contenu peut être distribué sur ces plateformes.
La proposition de directive est en discussion au Conseil des ministres de l’Union Européenne et au Parlement européen. Ces institutions n’ont pas encore consolidé leurs positions. Nous attendons que leurs positions soient rapidement adoptées afin que les négociations puissent avancer au plus vite car il y a urgence.
Le deuxième projet qui me tient à cœur concerne la Directive sur les Services de Médias Audiovisuels qui est en cours de révision.
Cette révision vise à mieux lutter contre les contenus illégaux violents et d’appel à la haine, à responsabiliser les plateformes de partage de vidéos notamment pour protéger les mineurs en ligne.
Notre proposition prévoit aussi de renforcer le développement de la créativité européenne en obligeant les fournisseurs de services à la demande de garantir une part plus grande de contenus européens dans leurs catalogues et en permettant aux Etats membres de les faire contribuer financièrement à la production d’œuvres européennes.
Les négociations interinstitutionnelles sont en cours et j’espère des progrès en vue d’une finalisation rapide.
Tout au long de ces négociations, tant sur le droit d’auteur que sur la directive “services médias audiovisuels”, vous pourrez compter sur moi pour faire en sorte que l’ambition du texte législatif final soit à la hauteur de la proposition initiale et des objectifs de la Commission.
Conclusion
J’aimerais conclure en citant l’illustre prix Nobel de littérature, Albert Camus, qui écrivait jadis: “Sans la culture, et la liberté relative qu’elle suppose, la société, même parfaite, n’est qu’une jungle. C’est pourquoi toute création authentique est un don à l’avenir.”
Aujourd’hui peut être encore plus qu’hier, personne ne souhaite que l’Europe devienne une jungle. Ce “don d’avenir” pour l’Europe, c’est un cinéma et une création culturelle qui nous aident à mieux vivre ensemble, à mieux comprendre nos attentes et nos différends, bref, à être des sociétés qui n’ont pas peur de leurs peurs.
L’actualité nous montre quotidiennement l’ampleur de la tâche face aux malaises qui traversent toute l’Europe et qui se traduisent par la montée du populisme et du nationalisme, les tentations de repli sur soi, ou encore la réalité effrayante de tentatives d’une reprise de contrôle de la création artistique par le politique.
Pour faire face à ces défis, nous avons encore besoin de la Berlinale comme d’une vitrine. Certes, non plus d’une “vitrine du monde libre”, mais d’une vitrine des valeurs de l’Europe, des valeurs de la démocratie, de l’Etat de droit, de la liberté, du respect de la dignité de l’Homme et de la nécessité de mettre toujours l’Homme au centre de nos politiques.
Bien évidemment la culture et le cinéma ne constitueront pas une réponse définitive aux maux actuels : mais ils peuvent faire partie de la solution, en garantissant à chaque Européen l’accès à une offre culturelle diversifiée et à une meilleure connaissance de la culture des autres nations européennes.
A travers les actions que je vous ai décrites, – notamment la défense du droit d’auteur, le programme MEDIA et la stratégie #Digital4Culture – la Commission européenne assume pleinement sa part de la responsabilité qui nous incombe à tous ici présents, pour défendre ces valeurs et la liberté sous toutes ses formes.
A cet égard, vous pourrez compter sur moi dans mes fonctions de Commissaire européen, pour œuvrer sans relâche en faveur du métier de créateur que vous exercez avec passion et panache, et qui est si précieux à notre avenir commun.